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Djihad : la filière bretonne

L’été 2002, en Espagne. David, 13 ans (à droite), et Cyril, 15 ans, se sont convertis, mais rien n’alerte leur entourage.
L’été 2002, en Espagne. David, 13 ans (à droite), et Cyril, 15 ans, se sont convertis, mais rien n’alerte leur entourage. © Baptiste Giroudon
Par Emilie Blachère et Alfred de Montesquiou

La région longtemps la plus chrétienne est un nid de convertis salafistes. Au grand désespoir de leurs familles. Ce mercredi, un Français d'origine bretonne s'est rendu aux autorités turques, annonce BFM TV. Notre enquête sur cette filière.

«Soit tu es dans le camp des mécréants, soit tu es dans notre camp… » Ce samedi 14 novembre, la France émerge d’une nuit d’attentats cauchemardesque quand deux jeunes hommes à la barbe fournie et longue tunique arpentent un centre commercial lyonnais. Ils alpaguent les vigiles d’origine maghrébine. « Les Français ne nous aiment pas. Il faut être sans pitié avec eux », martèlent-ils, comme le rapporte le PV de police qu’a pu consulter Paris Match. « Ils ne nous feront pas de cadeaux. » Le plus virulent des deux fait partie de ces jeunes Bretons qu’on rencontre avec une fréquence étonnante dans les dossiers de terrorisme, de djihad ou de radicalisme. Julien Le Prado est né à Paimpol, en 1989, il s’est récemment converti à l’islam. C’est même l’un des traits saillants de cette guerre : la nette surreprésentation des Bretons. 

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En première ligne, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian – né à Lorient – chapeaute les espions de la DGSE, mais aussi les opérations militaires extérieures. Grand spécialiste du renseignement, Jean-Jacques Urvoas, ministre de la Justice et ex-député de Quimper, est né à Brest. Et si Bernard Cazeneuve est élu du Cotentin – péninsule voisine de la Bretagne –, son directeur du renseignement intérieur, le chef de la DGSI Patrick Calvar, est, une fois de plus, armoricain. 

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"Pour moi, c’était une crise d’ado"

La « filière bretonne » a notamment grandi dans le sillage du groupe interdit Forsane Alizza, « les cavaliers de la fierté », le groupuscule islamiste nantais dissous en mars 2012 pour incitation à la lutte armée. Plusieurs de ses membres ont rejoint les rangs de Daech. Dont Erwan G., un ancien militaire du 1er régiment de chasseurs parachutistes, qui, en avril 2014, pose à Raqqa dans une vidéo de propagande intitulée « Une journée passée avec les moudjahidine de France ». Considéré comme particulièrement radical et dangereux, il a été coincé par les douanes françaises lors de son retour en catimini. Depuis presque deux ans, il végète à l’isolement dans une prison de la banlieue parisienne… « Je ne sais pas si, statistiquement, il y a tellement plus de Bretons dans le djihad, analyse le juge Marc Trévidic , spécialiste de l’antiterrorisme et lui aussi d’origine bretonne. Mais ce qui est frappant, c’est leur nette surreprésentation parmi les convertis. Peut-être est-ce lié au vieux fond religieux d’une région où, longtemps, l’Eglise catholique a régenté les âmes et les comportements ? L’envie de djihad vient-elle du côté “bonnet rouge” et révolutionnaire ou encore de l’esprit aventurier des marins au long cours ? » dit-il, prenant pour exemple le marin Gilles Le Guen, engagé auprès d’Al-Qaïda à Tombouctou. 

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Fête de famille chez les Drugeon, en 2002.
Fête de famille chez les Drugeon, en 2002. © Baptiste Giroudon

David Drugeon, né à Vannes, est devenu au Pakistan un expert en explosifs non métalliques. Ceux qui permettent de glisser des bombes dans les avions. Dans le salon de la maison de Patrice, son père, en face d’un portrait en noir et blanc de la grand-mère en coiffe, trône une grande photo de David : il fait cuire une brochette. Rien d’extraordinaire, si ce n’est que la scène se déroule en plein califat salafiste autoproclamé, quelque part en Syrie. « Il me l’a envoyée en juillet 2014 via Skype, dit son père. Il avait écrit : “Je dors bien, je mange à ma faim.” Il semble heureux. » Patrice, 52 ans, contrôleur de bus depuis plus de vingt ans, n’en revient pas. Jamais dans cette famille catholique pratiquante on n’aurait pu imaginer histoire pareille. 

Sur la table, des coupures de presse et des clichés de David, adolescent, avec son maillot fétiche de l’OM. « En 2002, lorsque sa mère et moi avons divorcé, David et Cyril, son frère aîné, baptisés, se sont convertis à l’islam, raconte Patrice. David avait 13 ans. Pour moi, c’était une crise d’ado… » Mais dans le quartier de Ménimur, où il vit chez sa mère, David a rencontré Mustafa, un imam salafiste rigoureux et envoûtant. Il se met à prier dans des sous-sols humides et se fait appeler « Daoud ». « Au lycée, c’était un très bon élève, jusqu’au jour où il a été surpris priant au pied de l’escalier du dortoir. Son proviseur lui demande alors de choisir entre les études et la religion. David a choisi sans hésiter, il a basculé. » Aux terrains de foot il préfère désormais les mosquées, passe un BEP de mécanique, puis arrête les études pour apprendre l’arabe. Les premiers signes d’activisme religieux apparaissent. L’antenne rennaise de la DCRI (le renseignement intérieur) note sa radicalité. A la maison, David fuit les messes, interdit l’alcool à table, à peine accepte-t-il de célébrer Noël. Entre 2008 et 2010, il voyage trois fois en Egypte « pour parfaire son arabe dans une école coranique ». Mais Patrice ne soupçonne toujours rien. « Quand il revenait en Bretagne, il travaillait dans l’intérim. David était toujours adorable, serviable, affectueux. Fan de balades sur la plage et en forêt. »

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"Je t’aime, je pense à toi"

Le 17 avril 2010, David prétend retourner en Egypte. Son père ignore qu’il le voit pour la dernière fois. En réalité, David débarque à Miranshah, dans un camp d’entraînement d’Al-Qaïda, au Waziristan, zone tribale à la frontière pakistano-afghane. Il intègre Jund Al-Khalifat, « les soldats du califat ». Patrice reçoit une lettre de lui le 10 juin 2010, puis silence radio jusqu’en juillet 2014. « Jamais je n’aurais cru qu’il était parti faire le djihad, répète-t-il. Sinon j’aurais plus parlé avec lui. » Pendant ces quatre années de silence, David a gagné son nom de guerre : Souleiman. Il est devenu un expert en explosifs dangereusement doué. Il aurait croisé Mohammed Merah en septembre 2011, et peut-être aussi un an plus tôt, en Egypte. Personne ne le confirme. On sait, en revanche, qu’en 2013 David rejoint la Syrie et s’engage auprès de Khorasan, le noyau dur terroriste d’Al-Qaïda, focalisé sur une attaque contre les Etats-Unis. Au bout de plusieurs mois, Patrice est remis en contact avec son fils par l’intermédiaire de son ex-femme. Elle-même est devenue salafiste et s’est entièrement voilée. « Je ne sais pas quelles étaient ses fonctions, ni ses activités. Je n’osais pas poser de questions, j’avais peur que David rompe le contact. » 

A la pointe d'Arradon, où il amenait autrefois ses fils, ce père de famille est dévasté.
A la pointe d'Arradon, où il amenait autrefois ses fils, ce père de famille est dévasté. © Baptiste Giroudon

Le père et le fils discutent longuement dans la nuit du 6 au 7 novembre 2014, jusqu’à 23 h 26. Quatre heures seize plus tard, une frappe américaine touche le véhicule de David aux alentours d’Alep, en Syrie. Il est grièvement blessé. Presque un an plus tard, en juillet 2015, une seconde frappe le cible. Cette fois, il est déclaré mort par le Pentagone comme pour Sanafi Al-Nasr, l’un des responsables d’Al-Qaïda en Syrie. Patrice, lui, n’y croit toujours pas. « Tous les mois, je mets un message sur Skype : “Je t’aime, je pense à toi.” J’attends qu’il me réponde… » 

Emilie se revendique islamiste engagée et milite jusque devant l’école maternelle de Mohamed, son petit garçon

Julien Le Prado, accusé d’être un rabatteur des grandes surfaces, n’est jamais allé jusqu’en Syrie ; il a été interpellé début février avec cinq complices présumés. L’homme qui appelait à être « sans pitié » avec les Français au lendemain du 13 novembre est impliqué dans un complot visant des clubs échangistes, selon la presse lyonnaise. « Pour l’instant, on n’en est qu’au stade de la suspicion », tempère son avocat, Alexandre Luc-Walton. Selon le PV de police, Le Prado et son complice avaient été arrêtés une première fois en novembre, après le signalement des vigiles du centre commercial. Mais ils ont été remis en liberté le soir même, sans autre forme de procès. Julien était pourtant connu pour sa brutalité. C’est en prison, alors qu’il purgeait une peine de quatre ans pour violences conjugales aggravées contre sa compagne, qu’il s’est converti puis radicalisé. En mars 2014, il a tenté de s’enfuir, via la mosquée, lors d’une permission de sortie. Selon les policiers, il projetait de se rendre en Syrie pour combattre. Kevin Guiavarch, lui, a rejoint le califat en 2012. Il a été repéré par la police française en 2014, après avoir appâté et radicalisé sur Internet une adolescente, rattrapée in extremis par sa famille, en Allemagne, après avoir quitté Troyes pour rejoindre l’EI. Kevin, d’origine bretonne, a été élevé par sa mère, aujourd’hui la compagne d’un chanteur de raï. En enquêtant sur elle, la police a détecté de nombreux « dons » suspects, plusieurs milliers d’euros, expédiés du monde entier par mandats postaux. Des sommes qu’elle envoyait sur les injonctions de son fils, par Western Union, vers la Turquie où il se chargeait de les récupérer. Kevin est aujourd’hui suspecté d’être l’une des chevilles ouvrières du financement de l’EI, dont les ressources s’étiolent depuis que l’Otan bombarde ses installations pétrolières. 

Agressive, bagarreuse, déterminée : c’est aussi à l’école de Forsane Alizza qu’Emilie König s’est forgé le caractère. Le 18 janvier 2012, elle est arrêtée pour provocation et attroupements à la sortie du métro, à Saint-Denis, à quelque 500 kilomètres de son Lorient natal. Une frasque de plus pour Christina*, sa mère, qui, elle, n’a jamais quitté l’appartement coquet où elle a élevé seule — après une séparation « chaotique » — ses quatre enfants. Christina est petite, la taille marquée par les années. Autour d’elle, des photos de famille. Celles où apparaît Emilie, la benjamine, née en décembre 1984, sont dans un carton. « C’est trop dur de voir ce qu’elle était : une gamine câline, douce. Et de regarder ce qu’elle est devenue ! s’écrie Christina, le regard clair brouillé de larmes. C’était ma princesse. » Emilie a en effet terriblement changé. A l’adolescence, elle exprime une colère grandissante qui vire à la haine féroce contre son père absent. A 19 ans, munie d’un CAP de vente, elle quitte le domicile familial pour s’installer à Paris. Avec qui ? Christina n’en sait rien. « Elle est revenue en 2005, amoureuse, enceinte d’un homme emprisonné pour trafic de drogue. Elle s’était convertie à l’islam. » Une provocation de plus pour contrarier une mère athée et une famille catholique, pense Christina. Mais le mal est plus profond… Emilie se fait appeler « Samra ». 

Sur les quais du port de Lorient, au milieu des marins, son niqab et ses mains gantés détonnent. Cet extrémisme religieux, dont personne ne peut élucider les raisons profondes, les policiers le datent de 2010. Cette année-là, les services de renseignement repèrent Emilie près de la mosquée de Lorient. Elle tente déjà de distribuer des tracts appelant au djihad. En octobre 2011, ils la suivent lorsqu’elle déménage dans un tout petit appartement à Boulogne-Billancourt, avec ses deux jeunes fils. Elle a trouvé un emploi dans une agence d’assurances et confié à un voisin qu’elle fuyait son compagnon, Smaïl, contre lequel elle a déposé plainte en 2007. La jolie brune aux yeux noirs et au teint cuivré ne passe pas inaperçue. Un jour, on la croise en jean moulant et Perfecto en cuir. Le lendemain, on la voit dans la rue insulter les passants qui la regardent. Le voisinage la croit folle. « Son comportement pouvait être ambigu, mais elle était plutôt brillante, attachante et généreuse, jure Mérième, une amie proche. C’était une provocatrice, manipulatrice. Une meneuse robuste, avec une forte poigne et des convictions religieuses enragées. » Depuis l’étroit couloir de son immeuble, on entend les chants religieux qu’elle impose à ses fils, âgés de 5 et 7 ans. Quand elle ne prie pas avec d’autres « sœurs », Emilie surfe sur Internet. « Elle regardait Dieudonné, continue Mérième, et discutait toute la journée sur les réseaux sociaux. »

Quand elle est renvoyée de son emploi, elle s’engage à plein temps dans l’association Forsane Alizza et ne cache plus ses intentions : « Partir au front faire la guerre sainte ou organiser un attentat. » Islamiste engagée, elle milite dans les lieux de culte, parfois même devant l’école maternelle de son fils. Les renseignements notent sa frustration sociale et sa haine du monde occidental. Un cocktail explosif : Emilie devient « une cliente sérieuse ». Elle est l’une des premières femmes à partir combattre en Syrie, au printemps 2012. Le 11 juillet de la même année, ses avoirs sont gelés, mais les sanctions ne l’empêchent pas de repartir rejoindre son nouveau mari, Axel, un Nîmois, en novembre à Alep. Elle réapparaît, sur YouTube, dans une vidéo datée du 31 mai 2013 où elle s’entraîne au maniement d’un fusil à pompe. Emilie König devient alors un « objectif notable » pour les services français. Le 2 juin suivant, elle adresse un message de propagande à ses enfants, dont un juge a attribué la garde à leur grand-mère. « Je les ai récupérés juste à temps. Ils commençaient à être sous l’emprise de ma fille. Ils sont très marqués. Encore aujourd’hui, l’aîné mouille son lit chaque nuit et Mohamed hurle lorsque j’évoque sa mère. » En août 2013, pourtant fichée, elle revient sans encombres à Lorient et veut les récupérer. Christina l’en a dissuadée. Elle a aussi tenté de la convaincre de rester, sans succès. Depuis la Syrie, la Bretonne est devenue une recruteuse influente et puissante. Elle appellerait ses contacts en France pour les encourager à commettre des attentats. Ses cibles ? Des institutions, des épouses de militaires. En septembre 2015, les autorités américaines l’ont ajoutée à leur liste noire des « combattants terroristes étrangers » ciblés comme objectifs prioritaires de la CIA. 

* Le prénom a été changé. 

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