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Décryptage

Handicap : la loi sur l'accessibilité à trop petits pas

Le handicap au quotidiendossier
Les aménagements dans les locaux ouverts au public devaient être terminés avant le 1er janvier 2015. Encore raté : de nouveaux délais sont programmés.
par Marie Piquemal
publié le 17 novembre 2014 à 17h46

Aller acheter son pain au coin de la rue, prendre le train, ou soyons fous, se rendre dans un tribunal pour défendre ses droits devant un juge… Les citoyens handicapés ne peuvent toujours pas se payer ce luxe en France. Et ils vont devoir encore attendre. Le gouvernement a récemment pris une ordonnance accordant de nouveaux délais aux établissements pour se mettre aux normes. La date limite était pourtant prévue le 1er janvier 2015. La secrétaire d'Etat chargée du Handicap se défend de tout «report ou de recul de l'objectif de mise en accessibilité»; assurant prendre au contraire des dispositions «pragmatiques» de bon sens. Les associations ne sont pas de cet avis.

Une obligation reportée depuis quarante ans

La première fois, c'était en 1975. Inscrit noir sur blanc dans la loi: «Les aménagements des locaux d'habitation et des installations ouvertes au public, notamment les locaux scolaires, doivent être accessibles aux personnes handicapées.» Le texte n'a jamais été appliqué. En 2005, rebelote. La loi sur l'égalité des chances, l'un des grands chantiers de Jacques Chirac, pose le principe d'une accessibilité pour tous. Cette fois, des sanctions sont prévues en cas de non-respect mais la loi laisse dix ans à tous les lieux accueillant du public (commerces, écoles, préfectures, cabinets médicaux, transports…) pour faire les travaux. Des dérogations sont possibles, dans les cas où les transformations sont irréalisables ou d'un coût disproportionné.

Mais à quelques mois de l'échéance du 1er janvier 2015, constat d'échec: «seuls 330 000 établissements sur plus de 1 million recevant du public sont aux normes», indiquait cet été la secrétaire d'Etat Ségolène Neuville. Alors, plutôt que d'appliquer les pénalités financières, le gouvernement a préparé une ordonnance, mettant en place des agendas d'accessibilité : les Ad'ap, dans le jargon.

Les agendas d’accessibilité ou comment gagner du temps

C'est la principale mesure de cette ordonnance: accorder des délais supplémentaires aux établissements qui en font la demande. La règle est de trois ans de rab. Mais cela peut être le double ou le triple en fonction de la taille de l'établissement. Pour ceux susceptibles d'accueillir le plus de monde, le délai accordé sera de neuf ans. Sont concernées : les grosses entreprises comme la SNCF ou les supermarchés, les chaînes de magasin (cela pourrait être à partir de cinquante établissements portant la même enseigne, mais ce point sera fixé par décret). Egalement concernés, les services publics les plus importants, comme les mairies des grandes villes, les préfectures ou les tribunaux. En revanche, les petits commerces et les cabinets médicaux devraient eux, se mettre aux normes, dans un délai de trois ans, avec des possibilités de grappiller un an ou deux en cas de difficultés financières. En contrepartie de ce délai, les responsables des établissements doivent signer à la préfecture un «agenda d'accessibilité programmée» (Ad'ap), où seront prévus et échelonnés les travaux à effectuer.

L’idée est de mieux accompagner les gérants des établissements, pour s’assurer que les travaux sont faits au fur et à mesure, et ne pas reproduire l’erreur de la loi de 2005, où pendant dix ans aucune autorité publique ne s’est assuré que les travaux ont seulement été envisagés.

Les associations, furax

En découvrant le projet d'ordonnance en février dernier, Elisa Rojas, avocate en fauteuil roulant, était furibonde. «Jetez un œil au texte, vous comprenez tout de suite que c'est une mesure prise par l'Etat pour l'Etat. Leur objectif, c'était surtout de trouver une solution rapide pour s'éviter de payer des amendes en janvier prochain.» Elle a essayé de faire barrage au texte en créant le collectif «Non au report» avec les moyens du bord : via Facebook et avec un Tumblr regroupant des photos avec messages de protestation : «Pas envie de faire la superwoman pour pisser au resto», «marre de demander à mon mec de faire la rampe», «je veux pouvoir aller partout dans mon école»

Des centaines de citoyens de tout âge ont joué le jeu, entre humour et colère froide. «Cela n'aura servi à rien. Le gouvernement a contourné le débat devant le Parlement, en agissant par voie d'ordonnance. Le texte est désormais publié, on ne peut plus rien faire», se désole l'avocate. Elle est amère contre le gouvernement bien sûr, mais aussi contre les grosses associations, présentes à la table des négociations du ministère, et qui n'ont rien dit ou «se sont réveillées bien trop tard, une fois la bataille perdue». Et de tacler : «En même temps, ce n'est pas étonnant. Elles sont gestionnaires d'établissements, donc utilisent l'argent public… Comment voulez-vous qu'elles aient aussi la liberté de parole pour défendre nos droits? Elles ne sont ni libres, ni légitimes.»

«Non, ce n'est pas vrai», jure Nicolas Mérille, de l'Association des paralysés de France (APF). Il a participé à la concertation organisée par le ministère. «Comme d'autres associations, on s'est retrouvé pris au piège, le ministère nous a instrumentalisés. Comment voulez-vous qu'on puisse être d'accord avec un tel texte qui détricote à ce point la loi de 2005?»

Une liste à rallonge de dérogations

Pour l'APF, donc, on fait machine arrière, au lieu d'avancer. «Non seulement, on reporte l'obligation mais en plus on régresse…» Nicolas Mérille pointe notamment le recul en matière de transport. «En 2005, le principe avait été posé que tous les points d'arrêts, dans la mesure du possible, soient accessibles. Désormais, ce sera seulement des points dits prioritaires, décidés par décret… Nous avons perdu le droit au transport pour tous.» Autre «recul» : cette dérogation pour les établissements situés dans des copropriétés. Si l'un des copropriétaires s'oppose aux travaux de mise aux normes, le gérant n'est pas tenu de les réaliser. Cela concerne dans les grandes villes notamment, énormément de commerces et cabinets médicaux.

Michel Chassang, qui représente l'Union nationale des professions libérales, n'est pas non plus convaincu par cette ordonnance. «Reportez, oui, mais cela ne change pas le problème. La vraie question, c'est le financement. Qui va payer? Le cœur du sujet est là, il n'a pas changé depuis 2005. On a perdu dix ans. Car demander aux professions de supporter le coût, ce n'est pas réaliste pour beaucoup d'entre elles.»

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