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Traités de libre-échange

Les incroyables précautions pour cacher le traité Tafta aux élus du peuple

Le traité de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis se discute dans une grande opacité. A force d’insistance, il a été obtenu que les députés puissent consulter les comptes-rendus de négociation. Dans une salle sécurisée, en présence d’un surveillant et avec interdiction de recopier des passages. Reporterre a suivi la procédure avec le député Noël Mamère. Récit en video... édifiant.

-  Paris, reportage

Depuis quelques temps, on nous répète que les négociations du Tafta sont transparentes. Que ce traité de libre échange entre la France et les États-Unis, qu’on appelle Tafta ou TTIP ou PTIC, se décide au vu et au su des 826 millions d’Européens et Étasuniens. « Je considère qu’il faut faire de l’open data », a affirmé Matthias Fekl, le secrétaire d’État au commerce extérieur, auditionné par les sénateurs sur ce sujet le 8 mars dernier. Tandis que la Commission européenne affirme sur son site internet « négocier le Ttip aussi ouvertement que possible ».

Les signes de bonne volonté se succèdent. Depuis le 2 décembre, les eurodéputés ont accès à l’ensemble des documents de négociations dans des salles de lectures sécurisées. Courant janvier, les parlementaires des États membres, dont la France, ont aussi obtenu ce privilège. Les citoyens, eux, ont droit à des « fiches d’information » et à des « textes de négociation de l’UE » en accès libre sur le site de la Commission européenne.

« Bonjour, c’est Noël Mamère... » 

A Reporterre, on s’est dit qu’on était d’accord avec Matthias Fekl, et avec la Commission européenne. Et même qu’on allait les aider à être plus transparents encore. Alors on a accompagné Noël Mamère, qui est allé consulter les textes provisoires en tant que député de Gironde, avec un objectif : tout vous raconter. Récit.

1er juin. Noël Mamère demande à la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale quelle est la procédure à suivre pour aller consulter le Tafta. Réponse : il faut adresser une demande au Secrétariat général aux affaires européennes (Sgae). C’est là que se trouve la salle de lecture française.

Le député de la Gironde dépose sa demande. Réponse le lendemain. On confirme au député « la réservation de la salle de consultation des documents Ttip ». En théorie, il peut y rester quatre heures. Mais, le matin, les horaires d’ouverture de la salle de consultation ne permettent pas de rester plus de trois heures.

Rendez-vous est pris pour le 14 juin à 9 h 30. Ironie du sort, c’est trois ans jour pour jour après que le Conseil européen a approuvé le lancement des négociations.

Puis la secrétaire du Sgae demande à Noël Mamère d’indiquer les documents qu’il souhaite consulter parmi cette liste :

Liste de documents consultables en salle de lecture.

On y trouve deux types de documents :

  • des comptes-rendus « tactiques » détaillés des différents « rounds » de négociations. Il y a déjà eu 13 rounds, mais seuls les 4 derniers comptes-rendus sont disponibles.
  • 19 documents « consolidés », c’est-à-dire reprenant l’avancée des négociations par thématiques (agriculture, technologies de l’information et de la communication, concurrence...). Ces textes ne font que rapprocher les positions des deux parties sur les thèmes abordés par l’accord. C’est quand même intéressant, parce que cela permet de connaître les thèmes du traité, et ceux sur lesquels l’Union européenne ne va pas se battre.

14 juin, 9 h 20. Nous retrouvons Noël Mamère devant ses bureaux du 3 rue Aristide Briand. Pour pouvoir l’accompagner, notre journaliste est temporairement assistante, chargée du blog du député.

9 h 35.
Noël Mamère arrive devant le Sgae, situé 68 rue de Bellechasse, à Paris. L’hôtel particulier est protégé par de lourdes portes de plusieurs mètres de haut, et d’un digicode. « Bonjour, c’est Noël Mamère... » Les portes s’ouvrent.

Il faut d’abord traverser une petite cour pour entrer dans le bâtiment. A l’intérieur, un comité d’accueil attend le député. En plus des deux réceptionnistes, il y a deux fonctionnaires : Jonathan Gindt, le chef du secteur Relex (politique commerciale, politique de développement Amérique, Asie, Afrique), et Nathalie Lhayani, chef du secteur parlementaire.

Nos hôtes nous dirigent vers la « salle de convivialité », qui abrite la machine à café, pour faire connaissance.

9 h 40. Noël Mamère est guidé dans une petite pièce, où est installée une armoire murale. On lui explique qu’il n’a pas le droit d’apporter ses affaires dans la salle. Ni ordinateur portable, ni téléphone, ni même un cahier. Par contre, il y aura des feuilles de brouillon à l’intérieur.

« J’ai eu le sentiment d’entrer dans une prison, commentera Noël Mamère à la sortie. Vous vous sentez comme un intrus quand vous arrivez là bas. Vous êtes toléré, à condition d’obéir aux règles. Mais vous n’êtes pas accepté. »

Un badge pour déverrouiller la porte 

Devant l’incompréhension du député, Nathalie Lhaynai lui demande : « Vous n’avez pas lu les modalités de consultation ? »

Ce document n’avait pas été envoyé directement à Noël Mamère. Après recherche, nous l’avons retrouvé dans un courriel d’information envoyé à la totalité des députés, perdu parmi les centaines de messages que reçoit le parlementaire chaque jour.

Voici le document :

Modalités de consultation des documents du Ttip.

Morceau choisi : « Afin de protéger les informations contenues dans les documents RUE- TTIP et d’éviter leur divulgation, les notes prises par les visiteurs ne devront pas être de strictes copies des documents consultés. » Le député a donc le droit de prendre des notes — sur les feuilles de brouillon — mais sans recopier...

9 h 45.
C’est parti. Une fonctionnaire emmène Noël Mamère dans la salle 66-104, au rez-de-chaussée du bâtiment. Il faut un badge pour déverrouiller la porte.

A l’intérieur, aucune fenêtre et presque aucun meuble. Juste une pendule, deux coffres plastifiés — qui renferment les documents — et trois tables.

Nous n’avons pas été autorisés à rester dans la salle. En effet, les parlementaires ne peuvent pas venir accompagnés de leurs collaborateurs. Seuls les administrateurs des commissions de l’Assemblée nationale ou du Sénat peuvent les escorter.

Mais à sa sortie, en insistant, on peut avoir une image de la salle : voyez la video :

« La mise à disposition de ces documents est une avancée » 

A sa sortie, Noël Mamère raconte : « J’ai signé un formulaire avec mon nom, la date de la visite, l’heure d’arrivée, les documents consultés. Les documents que j’avais demandés à voir étaient étalés sur l’une des tables. Ils étaient tous marqués “Restreint UE/EU Restricted”. Et puis, une surveillante est restée avec moi pendant toute la consultation. »

10 h 45. Noël Mamère indique son heure de départ sur le formulaire, et signe. Les deux fonctionnaires proposent de répondre à nos questions, puis nous raccompagnent à la sortie. Bilan ? « J’ai consulté les textes “consolidés” concernant l’agriculture, raconte Noël Mamère. Sur le fond, je n’ai pas appris grand chose. Je me suis surtout aperçu que, round après round, les discussions concernant les sujets les plus sensibles, comme les pesticides ou les produits chimiques, sont repoussées. »


Bilan. « La mise à disposition de ces documents est une avancée, analyse Amélie Canonne, présidente de l’Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (Aitec) et membre du collectif Stop-Tafta. Mais ce sont des textes très techniques, rédigés en anglais. Et jusqu’à il y a peu, les députés n’avaient pas la possibilité d’être accompagnés, même par un administrateur. » Du coup, peu de parlementaires ont pris la peine de se rendre dans la salle de lecture. Depuis janvier, ils sont une quinzaine à avoir fait le déplacement, indique Nathalie Lhayani, du Sgae.

« J’encourage les députés à aller voir ces documents, dit Noël Mamère. Il faut aller signer le registre pour montrer que les élus sont avides de transparence, de connaissance et d’information. C’est, pour l’instant, le seul moyen de faire pression. »


DEUX VERSIONS DES COMPTES-RENDUS TACTIQUES

Lors de la consultation des documents, Noël Mamère a constaté que les comptes-rendus détaillés devenaient de plus en plus légers au fil des rounds de négociation. Le compte-rendu du dixième round fait 39 pages, celui du onzième 20 pages, du douzième 17 pages, et du treizième, 16 pages.

Pourquoi ? D’après Jonathan Gindt, du Sgae, jusqu’au dixième round, « il n’y avait pas de comptes-rendus publics sur le site de la Commission. L’ensemble des informations étaient donc compilées dans les comptes-rendus dit “tactiques”. Mais, depuis le onzième, on ne trouve dans ces derniers comptes-rendus que les positions américaines ».

Vous suivez ? Les positions de l’UE et des États-Unis seraient donc détaillées dans des compte-rendus différents : les premières sur le site internet de la Commission européenne, les secondes dans les comptes-rendus classifiés des salles de lecture. Mais, à l’arrivée, les parlementaires auraient accès, en allant à la fois en salle de lecture et sur internet, au même degré d’information.

Existe-t-il d’autres comptes-rendus complets ? « Absolument pas », répond Jonathan Gindt. Mais alors pourquoi avons-nous trouvé une autre version du compte-rendu du douzième round parmi les documents mis en ligne par Greenpeace ?

Tactical State of Play of the TTIP Negotiations.

Ce document fait 25 pages, avec une petite taille de police, et non pas 17. Et surtout, le texte n’est pas construit avec les positions de l’UE d’un côté, et celles des États-Unis de l’autre. Il existe donc bien deux versions des comptes-rendus : une pour les salles de lecture, l’autre pour les négociateurs. Et on nous parle de transparence ?

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