“Le livre ne mourra pas” : conversation entre Umberto Eco et Jean-Claude Carrière

“Le livre ne mourra pas” : conversation entre Umberto Eco et Jean-Claude Carrière
Umberto Eco, ici en 2007. (©BALTEL/SIPA)

Ils ont en commun la bibliophilie, d'innombrables lectures et une fascination pour la bêtise. Extraits d'une conversation à bâtons rompus entre Jean-Claude Carrière et Umberto Eco.

Par Le Nouvel Obs
· Publié le · Mis à jour le
Temps de lecture

Umberto Eco. Le livre va-t-il disparaître du fait de l'apparition d'internet? [...] Il y a en réalité très peu de choses à dire sur le sujet. Avec internet, nous sommes revenus à l'ère alphabétique. Si jamais nous avions cru être entrés dans la civilisation des images, voilà que l'ordinateur nous réintroduit dans la galaxie de Gutenberg et tout le monde se trouve désormais obligé de lire. [...]

Le livre est comme la cuillère, le marteau, la roue ou le ciseau. Une fois que vous les avez inventés, vous ne pouvez pas faire mieux. [...] Philippe Starck a essayé d'innover du côté des presse-citrons, mais le sien (pour sauvegarder une certaine pureté esthétique) laisse passer les pépins. [...] Peut-être [le livre] évoluera-t-il dans ses composantes, peut-être ses pages ne seront-elles plus en papier. Mais il demeurera ce qu'il est.

La suite après la publicité

Jean-Claude Carrière. Il semble que les dernières versions de l'e-book le placent désormais en concurrence directe avec le livre imprimé. Le modèle Reader contient déjà 160 titres.

U. Eco. Il est évident qu'un magistrat emportera plus facilement chez lui les 25.000 pièces d'un procès en cours si elles sont mémorisées dans un e-book. Dans de nombreux domaines, le livre électronique apportera un confort d'utilisation extraordinaire. Je continue simplement à me demander s'il sera très opportun de lire «Guerre et Paix» sur un e-book. Nous verrons bien. De toute façon, nous ne pourrons plus lire les Tolstoï ni tous les livres imprimés sur de la pâte à papier, tout simplement parce qu'ils ont déjà commencé à se décomposer dans nos bibliothèques. [...]

Jean-Philippe de Tonnac. Avec la mise au point de nouveaux supports [...], pourquoi ne pas imaginer malgré tout une lente désaffection pour l'objet livre sous sa forme traditionnelle?

U. Eco. Tout peut advenir. Les livres peuvent n'intéresser demain qu'une poignée d'inconditionnels qui iront satisfaire leur curiosité passéiste dans des musées, dans des bibliothèques.

La suite après la publicité

J.-C. Carrière. S'il en reste.

U. Eco. Mais nous pouvons tout aussi bien imaginer que la formidable invention qu'est internet disparaisse à son tour, dans le futur. Exactement comme les dirigeables ont disparu de nos ciels. [...] Même chose pour le Concorde: l'accident de Gonesse en 2000 lui a été fatal. L'histoire est tout de même extraordinaire. On invente un avion qui, au lieu de mettre huit heures pour traverser l'Atlantique, n'en demande que trois. Qui aurait pu contester un tel progrès? Mais on y renonce, après cette catastrophe de Gonesse, en estimant que le Concorde coûte trop cher. Est-ce une raison sérieuse? La bombe atomique aussi coûte très cher !

J.-P. de Tonnac.- Je vous cite cette remarque de Hermann Hesse [...]. Il doit s'exprimer dans les années 1950: «Plus, avec le temps, les besoins de distraction et d'éducation populaire pourront être satisfaits par des inventions nouvelles, et plus le livre regagnera de sa dignité et de son autorité.»

J.-C. Carrière. En ce sens il ne s'est pas trompé. Le cinéma et la radio, la télévision même n'ont rien enlevé au livre, rien qu'il n'ait perdu «sans dommage».

La suite après la publicité

U. Eco. [...] Nous pouvons considérer que l'écriture est le prolongement de la main et dans ce sens elle est presque biologique. Elle est la technologie de communication immédiatement liée au corps. [...] Tandis que nos inventions modernes, cinéma, radio, internet, ne sont pas biologiques.

J.-C. Carrière. Vous avez raison de le souligner : nous n'avons jamais eu autant besoin de lire et d'écrire que de nos jours. Nous ne pouvons pas nous servir d'un ordinateur si nous ne savons pas écrire et lire. Et même de façon plus complexe qu'autrefois, car nous avons intégré de nouveaux signes, de nouvelles clés. [...] Nous connaîtrions un retour à l'oralité si nos ordinateurs pouvaient transcrire directement ce que nous disons. Mais cela pose une autre question : peut-on bien s'exprimer si on ne sait ni lire ni écrire?

U. Eco. Homère répondrait sans nul doute : oui.

J.-C. Carrière. Mais Homère appartient à une tradition orale. [...] Peut-on imaginer aujourd'hui un écrivain qui dicterait son roman sans la médiation de l'écrit et qui ne connaîtrait rien de toute la littérature qui l'a précédé? [...] Rimbaud était un jeune homme prodigieusement doué, auteur de vers inimitables. Mais il n'était pas ce que nous appelons un autodidacte. A 16 ans, sa culture était déjà classique, solide. Il savait composer des vers latins.

La suite après la publicité

© Grasset

N'espérez pas vous débarrasser des livres,
par Jean-Claude Carrière et Umberto Eco,
entretiens réalisés et préfacés par Jean-Philippe de Tonnac,
Grasset, 340 p., 18,50 euros (à paraître le 21 octobre).

 Umberto Eco et Jean-Claude Carrière, bios express

Né en 1932 à Alexandrie (Italie), spécialiste de philosophie médiévale, sémiologue et linguiste, Umberto Eco est aussi le romancier à succès du "Nom de la rose" et de "Baudolino". 

Né en 1931 dans l'Hérault, Jean-Claude Carrière est scénariste, dramaturge et écrivain. Il a récemment publié un "Dictionnaire amoureux du Mexique".

Extraits publiés dans "Le Nouvel Observateur" du 15 octobre 2009.

Autour d'Umberto Eco

> Umberto Eco, le grincheux magnifique (1932-2016)

> Le testament anti-Berlusconi d'Umberto Eco

> Dernière rencontre avec Umberto Eco

> Umberto Eco est mort

> "Le Cimetière de Prague" et l'affaire Eco

> "Vertige de la liste" : le bric-à-brac d'Eco

> Quand Umberto Eco voulait sauver l'écriture

> Les tuyaux d'Umberto Eco aux jeunes romanciers

> "Le livre ne mourra pas" : conversation entre Umberto Eco et Jean-Claude Carrière

> Qu'est-ce que la laideur ? Le dialogue Umberto Eco-Gwenaëlle Aubry

 

Le Nouvel Obs
Sur le même sujet
A lire ensuite
En kiosque