Il est des secrets qui soudent les familles. En août 1982, André, employé chez Goldenberg, meurt dans l'attentat de la rue des Rosiers à Paris. A cette époque, sa mère vient d'entrer à l'hôpital, et son médecin est catégorique: cardiaque, elle risque de ne pas supporter le choc, d'autant qu'André est l'aîné, et le seul fils, de cette famille juive, qui compte aussi deux soeurs. Il faut donc à tout prix taire la nouvelle. Aussitôt, la famille se relaie à son chevet pour éteindre le téléviseur au moment des informations.

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Afin de la rassurer tout à fait, l'un de ses petits-fils, Olivier, l'appelle en se faisant passer pour André. «On avait un peu le même timbre de voix; je lui ai dit que j'étais à l'aéroport, juste blessé, raconte Olivier, mais qu'en raison du divorce - mon oncle était effectivement en instance de séparation - je devais partir pour l'étranger. Ça n'a pas été facile, j'ai découvert ce que signifiait un pieux mensonge. Depuis, j'ai du mal à croire à la notion de bien et de mal...»

Un peu plus tard - le hasard fait bien les choses - ils rencontrent un policier qui, lui, a exactement la voix d'André. La famille émet alors cette étrange requête: que Pierre (c'est son nom) accepte de téléphoner régulièrement à cette dame - pas très longtemps, bien sûr, pour ne pas éveiller ses soupçons - juste pour lui dire que tout va bien, qu'il est au Canada et qu'il ne peut pas rentrer immédiatement. Pierre s'y prêtera de bonne grâce, jusqu'au moment où il préfère tout interrompre. Ce jour-là, il faut avancer d'autres mensonges. «On a tenu le coup jour après jour. Pendant six ans.» Jusqu'à la mort de la vieille dame. «Le plus difficile, dit sa fille Arlette, fut d'improviser des réponses lorsque, tout à coup, maman demandait des nouvelles d'André. J'ai même dû parfois, pour justifier son silence, accabler mon frère. De toute façon, elle n'aurait pas supporté la vérité; elle aimait trop ses enfants.»

Manuel, le fils d'André, a surtout eu le sentiment de «trahir» sa grand-mère. Puis, le temps passant, «même en sachant qu'on ne pouvait plus revenir en arrière, je me suis demandé si on avait fait le bon choix». «Sans doute, ajoute-t-il aujourd'hui, puisque la fin de sa vie a été relativement calme.» Pourtant, «si cette épreuve nous a rapprochés, si elle nous a permis de nous blinder devant le malheur, confie Arlette, la mort de notre mère nous a laissés devant cette évidence: ce lourd secret nous a empêchés de faire notre deuil de la mort d'André».

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