[Ce texte, issu d'une publication sur Facebook, est réédité ici par L'Express avec l'accord de l'auteur]

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J'ai fait partie de la première génération Erasmus, en 94-95. J'avais choisi de partir une année à Manchester, Royaume-Uni, car depuis mes 16 ans j'aimais l'anglais et les îles britanniques. J'avais fait le tour de l'Ecosse en stop et en train, puis le tour de l'Irlande l'année du bac. Et puis, Manchester, c'était Eric Cantona, Old Trafford et l'Haçienda.

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J'ai mis à peu près un an à comprendre que cette partie de l'Angleterre avait comme un problème d'accent, mais que c'était pas grave. Le peuple anglais m'avait impressionné: patient, tolérant envers les gens différents et les excentriques, soucieux de la protection des minorités, malgré un pragmatisme économique que d'aucuns considéreraient comme de la violence sociale.

J'ai fait partie de la première génération Erasmus, et peut être la dernière qui ait adhéré à l'Europe. J'ai ensuite voté oui à la constitution européenne, sans la lire, car au fond de moi je préférais être dirigé par des ministres suédois qui payent leurs repas à la cantine et doivent démissionner quand ils font une dépense indue de 40 euros que par des élus français indigents et ventrus.

Je crois avoir toujours considéré l'Europe comme une aventure et les frontières françaises comme trop petites. Je crois avoir toujours conchié les régionalismes, fussent-ils catalan, basque, breton ou padanien. Si j'ai appris l'anglais, c'était pour ne surtout pas parler occitan.

J'ai l'impression, ce matin, que c'est ma génération qui se fait le plus arnaquer. Les vieux n'y ont jamais vraiment cru, à part pour s'éviter une guerre, et les jeunes n'ont pas eu le temps d'y croire. Le personnel politique français, depuis 20 ans, date à laquelle je suis rentré de Manchester pour accomplir mes obligations militaires, s'est bien appliqué à se faire une légitimité sur le dos de l'Europe. Les décideurs, de gauche et de droite, ont créé le spectre de la perte de souveraineté, le mythe du plombier polonais et de la courbure de la banane. Pour ne proposer en échange que le vide sidéral de leur clientélisme.

Ce qui me navre et m'attriste ce matin, c'est qu'avec le Brexit, c'est nous qui sommes perdants. À tous points de vue.

Je me souviens de ces pintes de Boddington's, ces bus à impériale fatigués qui roulent du mauvais côté de la route, cette courtoisie quand vous demandez votre chemin dans la rue, cette retenue polie qui vous oblige à la fermer quand vous abordez un sujet polémique déplacé, ces sentiers herbus dans le Peak district, qui ressemble tant à l'Aubrac, ces filles court-vêtues en pleine hiver pour aller d'un pub à l'autre prendre sa race en toute décontraction, ces émissions à la télé qui se foutent de la gueule des minorités indiennes, ces étudiants en turban ou en voile à la fac que personne ne remarque, cette bière dégueu servie dans les amicales étudiantes, ces espaces industriels du 19e siècle reconvertis en lieu d'expo, cette architecture victorienne que le monde entier pastiche mais dont les boiseries sont originales et patinées.

Je me souviens de ces mille choses que l'on a perdu avec nos illusions européennes. Et j'ai les boules de me retrouver du mauvais côté avec les bonnets rouges, les partis de gouvernement usés jusqu'à la moelle, les lobbys du statu-quo, la lâcheté politique, la veulerie syndicale, la médiocrité sociale.

Merci à tous les gouvernements français depuis 20 ans. Bravo, vous avez bien tout saboté. Vous n'avez cependant pas tout éteint en moi: je garde intacte mon admiration pour ce peuple britannique si agaçant. Et j'irai, quoiqu'il arrive, à nouveau boire leur bière imbuvable.

Mais la prochaine fois, il me faudra peut-être un visa.

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