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TRIBUNE

La France n’est pas une terrasse

Se tenir les uns à côté des autres ne signifie pas oublier les inégalités de classes.
par Bérengère Parmentier, Maître de conférences en littérature.
publié le 22 novembre 2015 à 19h01
(mis à jour le 23 novembre 2015 à 18h48)

Il faut le dire à nos amis étrangers. Le territoire de la France n'est pas entièrement couvert de terrasses de bar où des filles et des garçons élégants, surdiplômés, travaillant dans la musique ou enseignant à l'université, boivent des verres en s'embrassant gentiment. Cette image de la France submerge le Net depuis quelques jours, venant de nos amis du monde entier ou des Français eux-mêmes (#Jesuisenterrasse, etc.). Bien sûr, nous l'aimons cette France des terrasses joyeuses, et moi qui suis «du XIe», comme on est marseillais, je l'aime plus que personne et je la pleure. Le Nord-Est parisien, c'est certainement une des très belles parts de la France, mais ce n'en est qu'une petite, toute petite part. Et tous les «onziémiens» (on les appelait autrefois «bobos»), qui se sont aventurés dans les campagnes, les provinces, les banlieues de France, et même dans d'autres quartiers de Paris, savent que ce qu'ils incarnent n'est pas toujours aimé en France ni par tous les Français. Il y a des lieux en France où les terrasses sont absentes. Il y en a où les filles et les garçons ne s'embrassent pas en public. Il y en a où les jeunes ne sont pas aussi diplômés et ne travaillent pas dans la culture puisque souvent ils n'ont pas de travail du tout. C'est aussi la France.

On est si bien au soleil, un verre à la main, on peut faire beaucoup de choses. Réfléchir par exemple, comme Matthieu Giroud. Matthieu Giroud, je ne l'ai jamais connu, et maintenant il est mort. Il était allé écouter le concert au Bataclan. Il aimait la musique et certainement les terrasses. Il était aussi géographe, tendance sociologique, spécialiste de ce qu'on désigne en général comme «gentrification» et qu'il préférait appeler «embourgeoisement» : la difficile cohabitation dans les mêmes zones urbaines d'une certaine jeunesse intellectuelle bourgeoise et des milieux populaires. Il n'aura pas eu le temps d'arriver à l'âge où l'on peut avancer des solutions. Mais si j'ai bien compris, il partait d'un principe très simple, pas nouveau mais toujours utile, et que je peux essayer de résumer en une formule : la douceur des terrasses couvre (mal) les conflits de classes. Pour vivre paisiblement ensemble, suggérait Matthieu Giroud, il ne suffit pas de se tenir les uns à côté des autres, dans un même quartier, un même immeuble, une même rue. Il faut regarder en face la complexité et la dureté sociales. Ceci par exemple : la France n'est pas une terrasse.

Des crevures cherchent notre mort, la mort de ceux et de ce que nous aimons. La France que nous voulons construire contre eux, n’oublions pas qu’elle inclut aussi ceux qui ne sont pas en terrasse.

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