Co-production avec le public, gamification de l'info : comment en profiter ?

Par Alicia Tang, Direction de la Prospective, France Télévisions

Le public a pris la parole. L'information est partout, diffusée en temps réel, commentée, partagée: chaque minute, 300 heures de contenu sont mises sur Youtube, 250.000 tweets envoyés et 2,4 millions de posts partagés sur Facebook. Ainsi dessaisis depuis une bonne dizaine d'années, de leurs outils de production et de diffusion, les médias professionnels tâtonnent toujours pour profiter de l'User Generated Content (UGC ou contenu généré par les utilisateurs) généralisé et qui s'amplifie avec Instagram, Vine ou Snapchat. Le premier News Impact Summit ,réuni il y a quelques jours à Paris avec l'European Journalism Center et le News Lab de Google, a proposé quelques pistes pour les médias. Pistes qui passent souvent par l'engagement et une gamification de l'info, mais aussi par le respect des fondamentaux. 

1Vérifier les sources : l'objectif numéro 1

Le premier enjeu pour les médias s'ils utilisent les UGC, c'est la vérification des sources et des informations qui envahissent la toile. Un mauvais retweet est très vite arrivé. Il existe pour cela de nombreux outils pour les journalistes et, depuis peu, un guide de vérification des sources.

"Dans l'environnement numérique d'aujourd'hui, où les rumeurs et les faux contenus circulent, les journalistes doivent être en mesure de trier activement les vrais matériaux des contrefaçons. Ce manuel révolutionnaire est une lecture incontournable pour les journalistes traitant tous les types de contenus générés par les utilisateurs."  écrit Wilfried Ruetten, Directeur du Centre Européen de Journalisme (EJC), dans ce guide.

Celui-ci préconise quatre étapes de vérification :

  1. La provenance : S’agit-il de contenu original ? Sur les réseaux sociaux, il s'agit de porter attention aux sites web liés au compte, aux photos, vidéos, tweets précédents ou encore de regarder qui sont les amis ou abonnés, qui ont-ils suivi, sont-ils répertoriés sur des listes ?
  2. La source : Qui a mis en ligne le contenu ? Le meilleur moyen est alors de contacter directement la personne. Notons que dans le cas de l'utilisation d'une photographie par exemple, il faut mettre le contributeur au crédit.
  3. La date : Date à laquelle le contenu a été créé ? Pour cela, on peut noter que Youtube date les vidéos avec le fuseau horaire du Pacifique par exemple. Vérifier la météo à un moment donné peut également être un outil de vérification.
  4. Le lieu : Où le contenu a été créé ? Des plateformes tels que Google Maps, Google Earth, Wikimapia permettent de cartographier où aurait été localisé l'appareil photo/vidéo en question. Ces ressources sont l'une des premières vérifications qui doit être effectuée pour la vidéo et les photos.

Aurélien Viers, directeur du développement digital à L'Obs, prédit que la curation des journalistes va devoir évoluer. Actuellement, elle est majoritairement sur ordinateur mais dans le futur, elle devra être sur mobile pour faire face à la croissance de Snapchat et autres Vine. De nouveaux outils devraient arriver dans les années à venir. A guetter donc...

2Impliquer le lecteur : à la recherche d'expériences personnelles

Le deuxième écueil dans lequel les médias ne doivent pas tomber par rapport aux UGC, c'est l'implication du lecteur. Il ne s'agit plus de solliciter sa communauté uniquement pour qu'elle donne son avis, exprime son opinion. Aujourd'hui, les utilisateurs veulent témoigner de leur expérience, au plus près de l'actualité et des médias. Il faut réellement intégrer les contributions des utilisateurs, les prendre au sérieux.

« Il faut essayer d'être très ambitieux dès le début pour refléter des histoires complexes, puis pour avoir la capacité de garder les histoires en vie. Il faut être pro-actif, ne pas courir après l'utilisateur mais l'inviter » a souligné Caroline Bannock, en charge de la coordination des communautés au Guardian Witness.

Cette attention portée aux contributions du public permet d'envisager des thématiques ou une cible de lecteurs précise et ainsi, de ne pas rater des sujets qui n'auraient pas été choisis par l'équipe éditoriale.

Il ne faut pas perdre le rôle de ses lecteurs. Ce ne sont pas des journalistes et il faut donc parfois leur demander d'arrêter de contribuer au média afin d'assurer leur sécurité. Selon Scott Klein de chez ProPublica, l'UGC et ces « actes de journalisme » permettent surtout à de vrais journalistes d'avoir connaissance d'informations pour ensuite aller enquêter. Les médias ne sont alors plus prescripteurs de l'information, mais permettent d'apporter du fond à un débat, et de se proposer comme vérificateur de l'actualité.

3Engager son lecteur : le meilleur moyen de maintenir une communauté

Dans un troisième temps, il convient de savoir quel est l'objectif du journal, pourquoi et comment il peut engager son lecteur afin de définir le rôle de celui-ci dans la production de contenu.
Pour Amanda Zamora, senior engagement editor chez ProPublica, chaque histoire peut potentiellement prêter à de l'engagement, que ce soit de l'actualité chaude ou de l'infra-ordinaire.

L'UGC permet également de proposer des angles moins traités de faits d'actualité, et ainsi de se démarquer de la concurrence. Le Guardian Witness a ainsi proposé, à l'occasion des célébrations de commémoration de la Seconde Guerre Mondiale, à des Allemands de témoigner et de raconter les souffrances du conflit selon leur point de vue.
Finalement, souligne, Caroline Bannock, l'important n'est pas le sujet en soi mais le fait d'être pro-actif, d'essayer, de proposer des thématiques, de voir les réactions puis d'ajuster sa stratégie selon les réponses et les attentes des lecteurs.

Les UGC permettent principalement de créer et maintenir une communauté de lecteurs fidèles et de faire perdurer un climat de confiance avec le média. Face à la disruption et à la multiplication des contenus proposés, cette loyauté devient vitale pour les médias dans leur transition vers les supports numériques.

4La gamification de l'information : les Newsgames

Les jeux vidéos d'information, même s'ils restent peu développés par les médias, présentent, à l'instar des jeux vidéos traditionnels, de nombreux avantages. Ils sont une représentation systémique d'une réalité et proposent une expérience interactive. C'est leur avantage comparatif. Ils ne sont pas unilatéraux dans l'échange.

Plus qu'un simple texte ou même un film, le jeu n'existe pas sans l'utilisateur et sans son implication. Ces jeux ont également des règles, un objectif à atteindre, un but, et un résultat qui varie selon les actions de l'utilisateur. C'est ce champ des possibles qui permet un niveau de grille différent, notamment pour le traitement de l'information. A l'inverse, les médias traditionnels racontent une histoire linéaire.

Face à un un être humain généralement curieux, si l'on conçoit un système qui représente la réalité et que l'on propose de l'explorer, de manier des variables, il y a de fortes chances que les gens le fassent, surtout si il y a un défi, un challenge à relever. Le joueur pourra alors mieux comprendre une situation complexe car il la manipule. Réaliser un newsgame, c'est donc modéliser des systèmes, donner une représentation simplifiée d'un fait et faire comprendre des rouages, des mécaniques.

Il existe cinq grandes familles de jeu vidéo d'information :

1. Les jeux éditoriaux. Ils sont très courts et font passer un seul message, à l'image d'un éditorial dans un journal. On peut citer par exemple le jeu « Les canards voleront toujours plus haut », sorti juste après les attentats de Charlie. Le concept est simple, il faut tirer sur des canards (journaux) qui s'envolent. A chaque fois qu'un canard est touché, il se dédouble. Essayer de les tuer n'est donc pas possible. Game over. Le message est fort car il est simple.

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Dans la même catégorie, on peut citer September 12  de Gonzalo Frasca. Ces jeux éditoriaux proposent une rhétorique de l’échec : je perds presque toujours donc je pense, j'essaie de comprendre pourquoi j'ai perdu. A travers cette réflexion s'effectue un transfert à la réalité et le message prend vie.

Pour Florent Maurin, responsable de The Pixel Hunt, « le jeu vidéo est le dessin de presse de demain ».

2. Les jeux reportages qui racontent une histoire. ReConstruire Haiti est un jeu qui a l'apparence d'un reportage classique sur la reconstruction d'Haïti et qui pose la question des dons (pour reconstruire un pays) et la manière dont ils vont être utilisés. L'histoire est racontée en cinq chapitres et à chaque fois le joueur est conduit à prendre des décisions. La fin du jeu donne un aperçu des potentielles conséquences de ces choix à long terme. Le jeu permet donc au joueur d'être face à la réalité de la situation et à la difficulté des choix à faire, entre court et long terme.

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3. Les jeux infographiques qui utilisent la data. Parfois, les journalistes font face à tellement de data que même une visualisation n'est pas suffisante. Le jeu peut permettre de rendre intelligible la masse de données. Le jeu Budget Hero, lancé en 2008 et arrêté en août 2014 après avoir compté plus de 2 millions de parties, faisait partie de cette famille. Il reprenait les chiffres du budget américain et les différentes propositions des Républicains et des Démocrates. L'objectif était de rétablir l'équilibre budgétaire en 2030. Les différents algorithmes de prédiction budgétaire du jeu avaient été élaborés par des vrais économistes et l'intégralité des données étaient le plus proche possible de la réalité.

Autre exemple, Chronoloto explique à partir de l'historique de tous les tirages du Loto depuis 1976, pourquoi vous ne gagnerez jamais.

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La valeur ajoutée de ces jeux est supérieure à une datavisualisation, dont la plupart des utilisateurs ne testent que certains boutons par curiosité. « C'est la magie procédural, on transforme un tableau excel en jeu » souligne Florent Maurin.

4. Les jeux de simulation, les représentations signifiantes d'une réalité. Ce sont les jeux les plus compliqués. On peut citer dans cette catégorie Spent (le Secours Catholique aux Etats-Unis). Dans celui-ci, le joueur se met dans la peau d'un travailleur pauvre et a pour objectif de terminer le mois sans dépasser le montant de ses revenus.

On peut également citer This war of mine, qui propose au joueur d'endosser le rôle difficile de 3 civils essayant de survivre dans un pays ravagé par la guerre ; ou encore Climate change, où le joueur est le Président des Nations unies et doit prendre des mesures contre le réchauffement climatique tout en essayant de rester assez populaire auprès de ses électeurs pour conserver son poste.

Notons par ailleurs que le hacking et le « bidouillage » d'autres joueurs ont permis à certains de ces jeux d'évoluer dans le temps.

5. Les jeux sociaux et pervasifs, ils mêlent le réel et le virtuel. Where's damascus propose d'essayer de situer sur une carte du monde la ville de Damas. Une fois que le joueur a essayé de trouver, la vraie position est indiquée, ainsi que tous les essais des autres joueurs avant lui. On remarque alors que personne ne sait vraiment où est cette ville ce qui interroge le joueur, notamment par rapport à l'actualité. Dans le jeu collaboratif World Without Oil, les joueurs se retrouvent dans un monde sans pétrole et doivent trouver des alternatives, dans les transports par exemple.

Ces jeux permettent d'engager le débat et remplissent une des missions du journalisme local : renforcer les liens sociaux entre les lecteurs.

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Bonus : un outils open source gratuit pour s'essayer aux jeux vidéos d'information : TWINE