Publicité

Florence secrète : la vie de château

FLORENCE SECRETE EN DIX ADRESSES 12/12 - A la fin du XIXe siècle, Florence, véritable creuset culturel, entame sa mue urbaine. L'occasion pour les esthètes de rassembler d'exceptionnelles collections dans des maisons-musées qu'ils ont léguées à la ville.

«Do you like Florence?» était la ritournelle qui se chuchotait dans les salons littéraires de la via de' Tornabuoni, et bien sûr parmi les habitués du cabinet G.P. Vieusseux fondé en 1819 par un marchand d'origine genevoise amoureux de littérature. On aimait s'y informer des dernières parutions, on y venait lire les journaux dans sa propre langue, en français, en allemand ou en anglais. Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, un tiers des citoyens de Florence était constitué d'étrangers. Capitale du tourisme culturel d'élite, Florence était devenue une étape obligée pour les voyageurs européens; les Anglais l'aimaient à la folie, les Américains passionnément.

Dans Italian Hours, Henry James explique en partie cette fascination: «C'est ici que se génère la limpide atmosphère intellectuelle, grâce à laquelle on se protège du monde moderne (…). Dans les impressions laissées par le vieux Florence domine le bonheur continu, le sentiment d'une santé salvifique, de quelque chose de solide et d'humain qui vous offre un moyen de vivre encore plausible.» Dans une vision plus prosaïque il rappelait, dans Portrait of Places (1883), combien il était économique et facile de louer ou d'acheter une villa dans ce coin ensoleillé d'Europe.

Cette passion anglaise pour Florence contribua largement à en créer le mythe et restera bien vivace jusque dans l'entre-deux-guerres. En 1921, Aldous Huxley épinglera la colonie anglaise comme «un étrange mélange; une sorte d'intelligentsia provinciale délabrée»et notera que «Florence est pleine de gens de connaissance ou qui voudraient faire connaissance, le problème y est comment se cacher». Edward Morgan Forster y écrira Avec vue sur l'Arno; David Herbert Lawrence résidant à la villa Mirenda y peaufinera la troisième version de son roman L'Amant de lady Chatterley, qu'il fera paraître à Florence en 1928, une première mondiale qui réjouira son éditeur libraire-antiquaire, Pino Orioli.

Les collines florentines étaient devenues le refuge de nombreuses personnalités étrangères, monarques en exil, riches héritiers, esprits bohèmes, féministes avant l'heure: l'Américain Charles Loeser collectionnait avec le même enthousiasme l'art médiéval et Renaissance que les tableaux de Cézanne (il légua sa collection Renaissance à la ville de Florence que l'on peut aujourd'hui admirer au Palazzo Vecchio et huit de ses Cézanne «pour décorer la Maison-Blanche»); à la villa I Tatti, Bernard Berenson, diplômé de l'université de Harvard à qui il laissera sa villa, travaillait à son ouvrage de référence, Les Peintres italiens de la Renaissance. La princesse roumaine Catherine Jeanne Ghyka achetait la «modeste» villa Gamberaia en 1896 où elle transforma le jardin à l'italienne en un jardin aquatique, un délicieux water garden qui eut une fortune critique considérable et enthousiaste auprès des Anglo-Saxons, d'Edith Wharton à l'architecte paysagiste Cecil Pincent.

Avec la plus grande des libertés et des fantaisies, ces passionnés ont rassemblé leurs collections disparates mais importantes dans des maisons-musées qu'ils léguèrent à leur mort à la ville de Florence.

Une ville cosmopolite où l'on pouvait croiser nombre d'artistes (Arnold Böcklin, William Merritt Chase, Elisabeth Chaplin) et d'écrivains (Walter Savage Landor, Robert et Elizabeth Browning, Henry James, Edith Wharton, Vernon Lee), des historiens de l'art (Herbert Percy Horne, Bernard Berenson, Aby Warburg). Une ville vivante aussi, qui était en train de se donner un nouveau visage pour s'adapter à la vie moderne. Le nouveau plan urbain pouvait prévoir des reconstructions en style néo-Renaissance: il passait par la destruction de son centre-ville. Les palais détruits, les antiquaires achetèrent tout ce qu'il leur fut possible, les artisans restaurèrent et les amateurs collectionnèrent, les historiens de l'art étudièrent. C'est à Florence que l'on faisait les meilleures trouvailles!

Le goût pour les arts appliqués, pour les objets et le mobilier était tout aussi partagé par l'esthète anglo-florentin Frederick Stibbert (1838-1906), le chineur savant Herbert Percy Horne (1864-1916), que le restaurateur-antiquaire Elia Volpi (1858-1938) ou son maître, «le prince des antiquaires» Stefano Bardini (1836-1922). Avec la plus grande des libertés et des fantaisies, ces passionnés ont rassemblé leurs collections disparates mais importantes dans des maisons-musées qu'ils léguèrent à leur mort à la ville de Florence. Chacun avait à sa manière tenté de s'approprier Florence, une idée de Florence et de son histoire en la recréant en de légendaires collections. Ils avaient suivi leur rêve, sans se fréquenter, à la recherche des cultures matérielles, des goûts et des traditions perdus de la Renaissance et d'autres époques.

Palais Davanzati

Horne vécut en retrait de la vie culturelle de la ville, mais son amour inconditionné pour sa patrie d'adoption l'amena à s'inscrire avec nombre de ses compatriotes dans l'Association pour la défense de l'ancien Florence, présidée par Tommaso Corsini. Cette mobilisation aura raison du vent de folie spéculative qui s'était abattu sur Florence en 1898 et qui avait porté à la destruction d'une partie de la vieille ville. Le palais Davanzati sera ainsi sauvé de la destruction.

Ancienne demeure médiévale construite par les Davizzi entre 1333 et 1349 et achetée en 1578 par les Davanzati dont il porte toujours le nom et le blason avec un lion rampant sur la façade, le palais est l'un des rares témoignages d'habitat privé du Trecento qui ait conservé ses peintures murales d'origine. Dans la salle des Perroquets ou la chambre des Paons, le décor aux couleurs minérales représente le thème du jardin comme locus amoenus (lieu amène, idyllique). Dans la chambre nuptiale de Paolo Davizzi et Lisa degli Alberti, le verger est le lieu courtois où se déroule l'histoire d'amour de La Châtelaine de Vergy, célèbre poème du XIIIe siècle, best-seller qui inspirera aussi Boccace.

Le palais resta propriété des Davanzati jusqu'en 1838. Après de nombreuses vicissitudes, il fut acheté en 1904 par l'antiquaire Elia Volpi avec l'intention de le restaurer et d'en faire un exemple de reconstruction d'une maison médiévale florentine. Meublé avec une attention scrupuleuse, le palais-musée ouvert en 1910, était aussi une vitrine pour le commerce international de l'antiquaire. Les collectionneurs pouvaient admirer dans un cadre idéal les tableaux, les sculptures et les meubles. Suite à des déboires financiers, Volpi fut contraint de vendre aux enchères, à New York, d'abord ses collections puis le palais. Au début des années 1950, celui-ci fut acheté par l'Etat et redevint un musée d'atmosphère qui à travers l'architecture (précieux, le témoignage des cuisines situées au dernier étage, le puits, les toilettes) et le mobilier (tapisseries, tableaux provenant du palais Médicis) évoque la vie quotidienne d'une famille de notables florentins.

Stefano Bardini révolutionna le métier d'antiquaire, le modernisa ,et eut un rôle fondamental dans la résurgence de l'artisanat d'art sous ses multiples formes.

Dans un étrange palais de la fin du XIXe siècle, construit avec soin et bizarrerie par le célèbre antiquaire Stefano Bardini, se trouve l'une des plus étonnantes et brillantes collections privées d'antiquaire de la ville de Florence, qui comprend quasi tous les genres et les époques, du Moyen Age au baroque, en passant par la Renaissance: sculptures (du chef-d'œuvre de La Charité de Tino di Camaino aux pastiches des chaires à prêcher, en passant par les cheminées, sarcophages médiévaux et Madones en terre cuite peinte du Quattrocento dont deux sublimes attribuées à Donatello), peintures (Bernardo Daddi, Antonio del Pollaiolo, le Guerchin, Véronèse, Volterrano), fresques, dessins (Tiepolo père et fils), mobilier (coffres nuptiaux, stalles de chœur, armoires de sacristie), tapis, armes et armures.

Elève de Giuseppe Bezzuoli et ami de Boldini, Stefano Bardini révolutionna le métier d'antiquaire, le modernisa avec l'utilisation de la photographie et proposa une conception nouvelle de la restauration, imposant une restauration de conservation uniquement pour les œuvres majeures. Il eut un rôle fondamental dans la résurgence de l'artisanat d'art sous ses multiples formes.

Bardini acheta aux familles patriciennes italiennes les meubles, les tapisseries, les médailles et les bronzes, les coffres nuptiaux et les terres cuites, tous objets qui avaient somme toute peu de valeur en son temps. Il réussit à convaincre les conservateurs de musées dont son ami Wilhelm von Bode de leur importance et de leur intérêt pour l'histoire. Des ébauches aux modèles, des fragments aux œuvres sérielles en terre cuite polychromée, on est très loin des chefs- d'œuvre tonitruants qu'il vendait aux plus grands collectionneurs du moment (Nélie Jacquemart et Edouard André, Isabella Stewart Gardner, mais aussi Pierpont Morgan, Rothschild ou Vanderbilt qui se pressaient dans sa maison-showroom).

Suivant le goût décoratif de son temps et la plus capricieuse de ses fantaisies, les œuvres sont présentées avec des critères de sélection inhabituels pour tout amateur d'art: le faux côtoie le vrai, les pastiches vont bon train, et avec la plus parfaite désinvolture aristocratique et démiurgique, Bardini les associe aux œuvres majeures de sa collection. Ce sentiment de divagation dans le monde hétérogène des objets est encore accru par la singularité des spectaculaires décors et des mises en scène de présentation. Dans l'immense salle du rez-de-chaussée qui voudrait évoquer le cortile du Bargello, le bleu des murs fait ressortir l'éclat des marbres tandis que le plafond XVIe amputé de ses caissons fournit un éclairage zénithal aux œuvres sculptées.

Doucement, avec ironie et esprit, la visite du musée Bardini se transforme en une balade séduisante dans le monde du produit manufacturé, des matières, des techniques. Les «inventions» de l'antiquaire-restaurateur redonnent une dignité aux objets, au-delà du mythe de l'œuvre authentique. L'intuition de Bardini était juste les objets sont porteurs d'une capacité à recomposer le monde et ont un rôle déterminant dans la manière de le concevoir. Grâce à ces «petites perceptions», Stibbert, Horne et Bardini ont créé bien différemment des musées d'atmosphère capables de refléter leur singulière personnalité et d'imposer à leurs contemporains leur passion pour les arts appliqués.

Retrouvez les trésors méconnus de la capitale toscane dans Le Figaro Hors-Série «Florence secrète», numéro double, 164 pages, 12,90 €, en kiosque jusqu'au 24 juin et en vente surwww.figarostore.fr

Florence secrète : la vie de château

S'ABONNER
Partager

Partager via :

Plus d'options

S'abonner
Aucun commentaire

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

À lire aussi