Portrait

Jean-François Chazerans. Le droit à la philo

Un débat «Charlie» dans sa classe a valu une suspension à ce professeur rebelle. Il passe en conseil de discipline ce vendredi.
par Kim Hullot-Guiot
publié le 12 mars 2015 à 17h06

Dieu joue-t-il aux dés ? Le débat, mi-provoc mi-facétieux, fut l'un des premiers que Jean-François Chazerans a organisé au café-philo de Poitiers. Des années plus tard, la question lui reviendrait presque en pleine tronche, si ce prof de philosophie et militant du droit au logement (DAL) n'était athée. En janvier, à la suite des attentats, un peu n'importe qui s'est retrouvé accusé d'apologie du terrorisme. Drôle d'ambiance. Jean-François Chazerans était de ceux-là. Après un débat dans sa classe de terminale sur les événements, des parents se sont plaints au rectorat, qui l'a suspendu «à titre conservatoire». Pendant un mois, il n'a pas su ce qu'on lui reprochait exactement, ni qui, avant de pouvoir consulter son dossier académique. «Ces crapules de Charlie Hebdo ont eu ce qu'elles méritaient» : voilà la phrase qu'on l'accuse d'avoir prononcée. Il est complètement sonné. Jamais il n'a pu dire ça, assure-t-il, le ton ému. La discussion a été organisée «à la demande des élèves», et lui n'a fait que parler des causes du terrorisme. Qu'essayer de mettre les événements en perspective. «Je n'aime pas ce qu'est devenu Charlie à partir du moment où Val a viré Siné. Ils ont été partie prenante de la montée de la haine en France, mais les attentats m'ont horrifié», raconte-t-il. D'ailleurs, l'enquête judiciaire qui le visait a très vite avorté - après «huit heures de garde à vue dont cinq d'interrogatoire» quand même. Mais le conseil de discipline a été maintenu pour ce 13 mars (ni le lycée ni le rectorat n'ont souhaité s'exprimer).

Un samedi, ce prof militant, au look sweat-shirt-casquette-sac à dos plutôt que veste en velours côtelé et col roulé, nous attend à la gare de Poitiers en fumant une clope. C'est le début du printemps, on décide d'aller à pied au café, quittant la gare tristoune pour le centre de cette ville socialiste avec ses quelques cités et sa classe «catho intellectuelle bourgeoise», dont les enfants fréquentent le lycée Victor-Hugo où il enseigne. Sur le chemin, on croise plusieurs de ses amis, professeurs ou militants du droit au logement (DAL), et c'est finalement une grappe de six personnes qui s'installe en terrasse. «Depuis cette affaire, la parole est moins libre au lycée, se désole Christian, prof de philo dans le même établissement. Ça touche aussi la liberté d'expression des élèves. Les enseignants sont capables de recadrer les discussions, mais il faut que les élèves puissent faire des erreurs de jugement. En philosophie, il faut sortir du sens commun, des préjugés. Mais choquer est différent de blesser.» La plupart des enseignants du lycée se sont mis en grève lorsqu'il a été suspendu. Pas tous. «J'ai ma réputation, aussi», dit en souriantChazerans. Il est vrai que le bonhomme, qui se décrit comme «freudo-marxiste», est du genre empêcheur de tourner en rond. Dans ses cours, ce sont les élèves, installés en «U», qui votent le thème du débat du jour. Pas de cours magistral, mais la «constitution d'une communauté de recherche». «J'essaie de décider le moins possible pour eux», dit-il. Une année, quand il enseignait en filière STG, les élèves votaient la durée de la pause entre deux heures de cours. «Au fur et à mesure, la durée de la pause s'est réduite», précise-t-il. Au premier cours, il annonce toujours qu'il «n'y a pas de programme». Pas étonnant que sur la page Facebook de soutien, que des amis de son fils ont créée, un ancien élève le compare à Robin Williams dans le Cercle des poètes disparus. Et, à la façon du «capitaine» de fiction, Chazerans aime faire des pieds de nez à l'autorité. En 2010, soupçonnant l'inspection pédagogique dont il fait l'objet d'être un moyen de le saquer, il consacre le cours du jour à la question : «Etre objectif, est-ce être neutre ?». Dans les années 90, bien avant que ça ne devienne à la mode, il a aussi mis en place, inspiré par Marc Sautet, un café-philo à 200 mètres de la faculté de philosophie de Poitiers. «On a tenu tête à des gens du Collège de France qui disaient que n'importe qui ne peut pas philosopher», se marre David, conseiller principal d'éducation dans un collège du coin, qui participe au projet. «C'était hypermal vu par la municipalité», avance encore Frédéric, prof d'anglais. Amener la philosophie au cœur de la cité, en élaborer une pratique collective, faire circuler la parole sont trois des credos de Chazerans, quitte à «se faire bousculer». Après un mouvement étudiant, il a aussi participé à monter le comité poitevin contre la répression des mouvements sociaux. «Quand on est à côté de lui en manif, les RG nous prennent en photo», plaisante David.

Libertaire, Chazerans ne vote plus, croit surtout en la démocratie directe. «Je suis très grec», dit-il en riant. Il milite activement à la section locale du DAL. «On utilise la méthode offensive, en allant directement sur le terrain, raconte-t-il, on arrive chez un bailleur social en nombre, on s'installe et on demande "qui va chercher la bouffe ?" On reste là, ils ne savent plus comment réagir.» On serait la mairie, on trouverait effectivement que l'homme est un sacré emmerdeur. Sa «résistance continue» lui vaut quelques ennuis avec la police, mais il ne «lâche rien».

Son sens de la justice vient d'Annaba, en Algérie, où il est né. Gamin, il le sent, il est «du mauvais côté», celui des colons. Sa mère est progressiste, son père l'est plus timidement, et l'histoire de la guerre d'Algérie achève de faire de lui un pacifiste, anti-impérialiste. Après le rapatriement à Bordeaux, où ses parents reprennent le travail agricole, il lit un article sur Joan Baez et Bob Dylan dans un magazine pour enfants, qui le fascine. Ado, il s'intéresse à Angela Davis, les Black Panthers, Kerouac, Giono, les mouvements hippies et beatniks. Cheveux longs, chemise à fleurs, il rêve d'aller élever des moutons dans les Pyrénées. Et atterrit finalement à Poitiers à la fin des années 70 où, n'ayant pas le bac, il commence à bosser pour la direction de la voirie. Il finit par passer le concours d'entrée à l'université, et obtenir sa maîtrise, avec un mémoire sur Leibniz. «J'ai vécu d'abord, philosophé ensuite». Amateur de biologie, d'art préhistorique et d'entomologie, ce père de deux enfants, qui ont dépassé la vingtaine, ne passe plus guère de temps à jardiner dans sa maison du quartier des Trois-Cités, ni à cuisiner, ce qu'il fait très bien. Avec le militantisme, il a «un peu tout laissé tomber». «Je suis un peu monomaniaque», plaisante-t-il. Ces derniers temps, il doit aussi «préparer sa défense» pour le conseil de discipline, et on sent bien un fond d'inquiétude. «Je peux être révoqué, mais par rapport à ce qu'on vit au niveau du DAL, il y a pire. Si je ne peux plus enseigner comme je le fais, je change de métier.» Lundi, il retournera peut-être en classe. «Je n'en veux pas du tout aux élèves, ni aux parents. Je pense qu'ils sont dépassés, et qu'ils doivent être bien embêtés. Ce sont mes élèves, j'ai des devoirs envers eux.» Cette histoire, ajoute-t-il en rigolant, «c'est une bonne expérience pour apprendre à penser».

En 5 dates

1959 Naissance à Annaba (Algérie). 1962 Rapatriement à Bordeaux. 1979 Emménage à Poitiers. 1989 Obtient une maîtrise de philosophie. 13 mars 2015 Conseil de discipline pour des «propos tenus en classe».

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